Analyse:Des manifestants déterminés à faire tomber le régime Al-Bashir
Par Benoîte Labrosse
Les violations des droits humains ont beau être monnaie courante au Soudan – où la population exige depuis la mi-décembre la chute de celui qui les gouverne depuis 30 ans –, il semblerait que les autorités fassent preuve de retenue par rapport à leur habitude. Sans Frontières fait le point sur une confrontation qui s’annonce longue.
« Le pain n’a été que l’élément déclencheur, car il y avait déjà un mécontentement populaire de longue date au sujet des politiques économiques et sociales du gouvernement, explique le journaliste soudanais Muhammad Osman, joint à Khartoum. Depuis la sécession du Soudan du Sud [en juillet 2011], l’économie soudanaise est en déclin, car le pays a perdu les trois quarts de sa production pétrolière [extraite au Sud], et donc la principale source de revenus de l’État en monnaie étrangère. »
Le 19 décembre dernier, les premiers manifestants sont effectivement descendus dans les rues d’Atbara, à 250 km au nord de la capitale, pour protester contre le triplement du prix du pain décrété par le gouvernement à la suite de l’élimination des subventions à l’importation de blé. Sans tarder, les manifestations se sont répandues à travers le pays – surtout dans les centres urbains – et ont élargi leurs visées. Elles demandent maintenant la démission du président Omar Al Bashir, 75 ans, au pouvoir depuis le coup d’État du 30 juin 1989.
Les rassemblements ont été violemment réprimés par les forces gouvernementales. Après trois semaines, les autorités dénombraient 22 morts, alors que les ONG Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International parlaient plutôt d’au moins 40 décès. À la fin février, le rythme et l’ampleur des protestations n’avaient pas diminué.
« Le fait que les organes de répression aient tiré sur la foule, mais aussi que le régime ait affirmé qu’il n’était pas question d’accorder quoi que ce soit [à la population] a vraiment rendu les manifestants furieux », précise le Dr Marc Lavergne, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’Université de Tours, en France. Le spécialiste de la Corne de l’Afrique fréquente assidument le Soudan depuis 1982, entre autres pour le compte des Nations unies et de Médecins Sans Frontières. « Ça leur a donné le sens du sacrifice. Ils se sont dit : “On ne peut plus reculer, parce qu’on ne peut pas rentrer chez nous sans rien à manger.” » Sauf que, contrairement aux forces de l’ordre, les civils ne sont pas armés.
Changement de tactique gouvernementale
Fin février, HRW estimait à 51 le nombre total de morts – 31 selon les autorités –, ce qui signifie somme toute peu de nouvelles de victimes en un mois et demi de manifestations quasi quotidiennes. Un ralentissement qui surprend Muhammad Osman. « L’approche gouvernementale à la violence, particulièrement à la violence létale, a été un peu plus modérée qu’à l’habitude, remarque-t-il. Historiquement, le gouvernement a toujours répondu aux protestations avec un certain degré de brutalité, surtout dans les zones de conflits. Dans les centres urbains, les forces de l’ordre ont tué près de 200 personnes en l’espace de trois jours durant des manifestations similaires [liées à l’arrêt des subventions sur le carburant] en 2013. »
Depuis le début de l’année, les autorités ont changé de tactique, assure le journaliste. « La dernière fois, leur brutalité a eu un coût politique ; cette fois, elles ne veulent pas payer le prix fort. Le gouvernement essaie donc de vaincre les protestations en tuant le moins de personnes possible. » Le Dr Lavergne acquiesce à cette analyse. « En 2013, pour la survie du régime, il fallait absolument écraser le mouvement étudiant — ce qui d’ailleurs n’avait provoqué aucune réaction, ni en Occident ni ailleurs. Aujourd’hui, la situation est différente, et le gouvernement est obligé de se montrer prudent dans le traitement de la crise. » Le chercheur croit « qu’il y a beaucoup de discussions à l’intérieur de l’appareil d’État sur la manière de [la] régler ».
Entre temps, plusieurs centaines de personnes ont été emprisonnées par le service de renseignement gouvernemental, le National Intelligence and Security Services (NISS).