Éditorial: Incertitudes… mais tout n'est pas perdu
Elle a 4 ans et s’appelle Ayda. Ayda Gezgin. Elle a tenu 91 longues heures – presque quatre jours entiers –, seule, affamée, sous les décombres d’un immeuble qui s’est effondré à Bayrakli, dans la province d’Izmir en Turquie, après le terrible tremblement de terre de magnitude 7 qui a secoué l’ouest du pays le 30 octobre, et a fait plus de 100 morts. Mais pas Ayda.
Dans le brouillard de l’actualité internationale et le pessimisme qui touche presque toutes les sphères du quotidien, des histoires comme celles-ci nous permettent de croire que l’impossible est encore possible, que la pluie de négativisme ou défaitisme qui s’est abattue sur le monde depuis mars dernier va probablement se dissiper.
Loin d’un optimisme béat ou d’un moralisme confortable, il s’agit avant tout de faire des constats réalistes, mais également d’essayer de définir, même approximativement, quelques avenues futures qui peuvent sortir le monde de cette angoisse universelle. Parce que sans perspective, l’humanité court à sa perte. L’information en continu, qui comptabilise quotidiennement les victimes de la pandémie, tue le temps de l’analyse. Éloignons-nous quelques instants de l’émotion et prenons un moment de réflexion.
Le monde est malade : les personnes atteintes de la COVID-19 cherchent leur souffle, et nous tous suffoquons tous mentalement dans l’atmosphère anxiogène créée par toutes les incertitudes qui s’accumulent. Mais, comme Arya, qui a survécu selon les secouristes grâce à un passage d’air créé par les électroménagers qui l’entouraient, le monde souffrant dans lequel nous vivons doit trouver des poches d’oxygène pour éviter d’agoniser.
D’autres difficultés à venir
Commençons par les mauvaises nouvelles. D’un point de vue sanitaire, les prévisions pointent des vagues pandémiques subséquentes plus importantes que la première, et l’approche des Fêtes ne fera pas reculer miraculeusement le coronavirus. Ce serait même le contraire. L’Europe, qui peine à garder la tête hors de l’eau, voit ses bilans quotidiens exploser malgré les mesures de reconfinement prises – tardivement – à la suite d’un été trop récréatif pour certains… mais salutaire pour beaucoup.
Pour la seule semaine du 11 novembre, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) évoque « un record du nombre hebdomadaire de cas depuis le début de l’épidémie » avec plus de 1,94 million de nouveaux infectés en Europe seulement. Avec plus d’un million de nouveaux cas cette même semaine, les Amériques ne font guère mieux. L’OMS précise même que « les États-Unis, le Brésil, l’Argentine, la Colombie et le Mexique ont signalé le plus grand nombre de nouveaux cas au cours des sept derniers jours ». Pour le continent africain, qui avait surpris par sa « relative » contamination, connaît lui aussi une légère hausse avec 34 000 nouveaux cas en une semaine.
En effet, l’hécatombe que certains appréhendaient cet été n’a pas eu lieu en Afrique, et c’est là une lueur d’espoir. Pour la Dre Marta Lado, médecin espagnole de l’ONG Partners in Health, il existe « probablement un système multifactoriel lié au jeune âge, au climat, et probablement une immunité croisée avec d’autres coronavirus ».
D’un point de vue économique et politique, les conséquences de la pandémie seront, elles aussi, profondes. Un rapport récent de la Banque mondiale indique que la crise de la COVID-19 pourrait créer 150 millions de nouveaux pauvres – disposant de moins de 1,90 dollar américain mensuel – sur la planète d’ici fin 2021. Sans compter qu’à moins d’une transformation radicale du système mondial, d’autres pandémies vont se multiplier. Vingt-deux grands experts onusiens membres de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) ont récemment sonné l’alarme. « Les futures pandémies émergeront plus souvent, se propageront plus rapidement, feront plus de dégâts à l’économie mondiale et tueront plus de personnes que le COVID-19 à moins qu’il n’y ait un changement transformateur dans l’approche globale de la lutte contre les maladies infectieuses », avertissent-ils dans un rapport publié le 30 octobre.
Sur près de 1,7 million de virus supplémentaires actuellement « non découverts » chez les mammifères et les oiseaux, 850 000 pourraient avoir la capacité d’infecter les humains. Selon le Dr Peter Dasza, qui préside l’IPBES, « les mêmes activités humaines qui entraînent le changement climatique et la perte de biodiversité entraînent également le risque de pandémie par leurs impacts sur notre environnement ».
Des réactions tardives
Les gouvernements actuels ont des approches réactives, alors qu’elles pourraient, selon ces experts onusiens, être plus proactives. L’IPBES est catégorique : prévenir les pandémies coûtera moins cher que tenter de limiter leurs ravages a posteriori. Des décisions pourraient être largement réfléchies et prises en amont, grâce notamment à la création d’une unité intergouvernementale dont la prévention serait le mot d’ordre.
Autrement dit, une agence internationale qui préviendrait des changements dans la consommation afin d’éviter, par exemple, que des espèces à haut risque de maladie se retrouvent sur les étals de marchés. Or, nous vivons actuellement dans l’urgence du moment où la conception de nouveaux vaccins est une « voie lente et incertaine » dont l’impact économique est considérable. Alors que le géant américain Pfizer annonçait le 10 novembre un vaccin efficace à 90 % et bientôt disponible, les Russes ont surenchéri le lendemain avec un vaccin efficace à 92 %. Cette année, Wall Street et le NASDAQ ont ainsi vu arriver 65 nouvelles entreprises qui ont levé 16,2 milliards de dollars américains dans cette course technologique, selon l’Agence France-Presse.
Ces innovations, bien que nécessaires dans l’état actuel – tout comme les politiques de soutien à l’économie –, n’en demeurent pas moins des gouffres financiers pour les générations futures. L’IPBES évalue à 50 milliards de dollars par an l’investissement nécessaire pour lutter contre les causes des pandémies comme la déforestation excessive ou encore la préservation des écosystèmes.
Une goutte d’eau par rapport aux 1 000 milliards de dollars nécessaires chaque année pour endiguer, après-coup, les conséquences des prochaines épidémies. Devant une telle explosion de la précarité, il faudra des décennies avant de combler les déficits.
Ceux qui ont les moyens peuvent se prévaloir d’être « résilients », de « se réinventer » ou encore de transformer la crise actuelle en « aventure », mais des millions de personnes à travers la planète ne peuvent plus subvenir aux besoins de base de leurs familles.
Des populations de plus en plus affamées
Il est évident que l’attention médiatique est complètement dirigée sur la lutte contre l’épidémie. À part la parenthèse de l’élection présidentielle américaine, les autres crises internationales sont oubliées. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont pas lieu. Dans certaines régions du monde, il ne s’agit plus de famine, mais de personnes affamées…
C’est ce que le chef de l’humanitaire des Nations unies, Mark Lowcock, a expliqué le 11 novembre aux membres du Conseil de sécurité au sujet des Yéménites. Près de 80 % de la population – plus de 24 millions de personnes – ont besoin d’aide humanitaire et de protection.
La famine frappe également le Burkina Faso avec un nombre de personnes souffrant de la faim qui a presque triplé par rapport à 2019 à cause notamment des conflits dans les pays voisins du Mali et du Niger, des déplacements de populations et des impacts de la pandémie sur l’emploi et l’accès à la nourriture. Le Nigeria et le Soudan du Sud sont également aux prises avec un accès restreint à la nourriture.
En plus de la COVID-19 et des mauvaises prévisions pour la saison des pluies, 16 autres pays sont fortement menacés par des niveaux de faim aiguë : l’Éthiopie, la Somalie, le Cameroun, la République centrafricaine, le Mali, le Niger, la Sierra Leone, la République démocratique du Congo, le Mozambique, le Zimbabwe, le Soudan, Haïti, le Venezuela, le Liban, la Syrie et l’Afghanistan. Mais ces histoires, personne n’a de place pour les raconter.
Là aussi, au moins une lueur d’espoir : le 9 octobre, le Programme alimentaire mondial (PAM) a reçu le Nobel de la paix pour ses efforts de lutte contre la faim. Le travail de cette organisation onusienne a su mettre fin à l’aggravation de la famine dans certaines régions comme en Syrie.
L’honneur de Samuel Paty
Contre l’urgence du moment et les décisions prises sous le coup de l’émotion, la raison et l’esprit critique doivent demeurer les deux piliers solides du jugement.
Ce sont justement ces valeurs qu’enseignait Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine, en France. Son tact, son ouverture d’esprit, sa bienveillance étaient remarqués de tous ceux qui l’ont connu. L’horreur de son assassinant, perpétré par l’ignorance, nous rappelle que l’éducation est le seul bien commun qu’il faut continuer à défendre, quelles que soient les circonstances.
Parce qu’avec la pandémie, 24 millions d’enfants à travers le monde pourraient ne jamais retrouver le chemin de l’école. Il est donc temps que l’école redevienne la priorité des gouvernants comme le soulignait le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, le 22 octobre. « Nous réussirons en investissant dans les personnes les plus à risque d’être laissées pour compte, dans des enseignants formés et respectés, et dans des écoles sûres. Nous réussirons en investissant dans la connectivité et les technologies numériques pour réimaginer l’éducation. »
Investir dans les vaccins, c’est bien pour l’urgence du moment, mais investir de façon pérenne dans les écoles, c’est encore mieux.