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Point lecture: Raconter pour ne pas sombrer

Point lecture: Raconter pour ne pas sombrer

Dans Partir, revenir, mourir un peu, dix humanitaires livrent leurs impressions sur leur difficile retour de mission, qui comprend son lot de doutes et de remises en question existentielles. Bien que l’ouvrage offre une diversité de perspectives, les similitudes d’analyses et d’expériences sont flagrantes. La fatigue accumulée sur le terrain, le stress intense, le vide ressenti au retour… Surtout, le réel besoin d’écoute que ressentent ceux qui rentrent complètement transformés de l’intérieur par leur travail. Certainement un ouvrage à mettre entre les mains des jeunes qui souhaitent embrasser la carrière d’humanitaire.

Par Zora Ait El Machkouri

 

Se lever à l’autre bout du monde, avoir un cahier des charges, des problèmes logistiques à régler, des solutions humaines à trouver, des imprévus à gérer, des projets vitaux à monter, des crises à éviter, des sensibilités à respecter, des environnements à comprendre, le tout avec peu ou pas de moyens. Le lendemain, rebelote.

Tel Sisyphe, le travailleur humanitaire recommence chaque jour cette danse effrénée au rythme de la souffrance d’autrui – qu’il tente de soulager – et du stress inhérent à l’urgence d’agir. Et cela dure des semaines, des mois, voire des années. Un quotidien éreintant, intense, certes et qui finit aussi par rassurer sur son identité : celle d’un être qui se sent utile à la suite du monde. Mais que se passe-t-il quand la danse se termine ? Quand la porte du brouhaha humanitaire, de la frénésie, de l’adrénaline se referme ?

Partir, revenir, mourir un peu – qui est en quelque sorte la suite des Nouvelles humanitaires publiées en 2016 – nous raconte à travers dix récits d’humanitaires la difficile confrontation au retour chez soi. Les doutes intimes sur sa personne et sur les autres, la perte de repères qui se meut parfois en nostalgie… Jusqu’au moment de comprendre qu’il faut tout recommencer chez soi, se fondre dans le moule, trouver un travail plus « ordinaire ». Ou alors se perdre dans les excès de l’alcool et subir en silence les effets du stress post-traumatique. Le vertige est trop grand pour certains, trop dur à supporter, donc ils décident de repartir, multipliant les missions. Pour d’autres, rester impliquera une reconstruction longue et douloureuse. Le livre, comme une catharsis, nous offre des témoignages d’auto-analyse où chacun trouve sa propre solution.

Soulignons l’éclairage différent, mais nécessaire, qu’apporte le récit de Sami Alhaw, un humanitaire « local » qui choisit de demeurer dans la bande de Gaza d’où il est originaire, malgré la suffocation du blocus israélien, le manque d’eau potable, les coupures récurrentes d’électricité, etc. Le Gazaoui continue son travail « afin de se sentir utile dans le chaos ». Mais sans sas de décompression, sans période de repos hors de la zone de conflit et encore moins de soutien psychologique.

Malgré la diversité des vécus exposés au fil des pages, des points communs se dessinent. D’abord, un manque de prise en charge de la part des organisations qui mettent plus de moyens dans les préparatifs et pas assez dans le retour à court comme à long terme. Cet atterrissage psychologique abrupt ne se fait pas sans conséquence. Un étourdissement existentiel qu’il faut rééquilibrer en se trouvant d’autres bonheurs simples, d’autres objectifs de vie plus modestes que de vouloir sauver le monde.

Ensuite, que ce soit au retour du Rwanda, d’Afghanistan ou encore de la République démocratique du Congo, le vide immense vécu par les protagonistes se ressent à travers les pages. En partie à cause des capacités d’écoute « limitées » des proches – qui passent rapidement à autre chose –, certains se retrouvent seuls face à leur expérience, dégoûtés, critiques, voire cyniques face à la société d’abondance dans laquelle ils doivent se réintégrer. La profusion des réjouissances de Noël devient, par exemple, indécente pour ceux qui ont vu la misère des camps de fortunes où la résilience et la résignation se côtoient. Plusieurs auteurs dénoncent ce « fossé culturel » : comment réapprendre à vivre lorsqu’on revient dans une société qui « s’invente des problèmes », que ce soit au sujet de la météo désagréable ou encore du prix du billet de transport en commun?

D’autres s’accordent sur le rôle majeur des médias dans l’absence d’intérêt de ce qui ne se passe pas ici. Le manque d’actualité internationale dans les bulletins de nouvelles et le peu d’explications des conflits dans les journaux participent selon eux à une médiatisation simpliste des crises, qui véhicule des préjugés et encourage une stigmatisation larmoyante. Le tout contribue évidemment au désintéressement généralisé par rapport aux conflits qui se déroulent au-delà de nos frontières. Comme le dira clairement l’instigateur du projet et directeur de l’ouvrage, l’ancien humanitaire François Audet, « l’indifférence est le cancer de nos sociétés modernes ».

Le lecteur perçoit cependant une lueur d’espoir dans ces récits désabusés du retour qui ne tombent pas totalement dans une noirceur brisée. Des solutions existent. Certains anciens humanitaires s’accordent sur la période de repos qui doit être assez longue pour être efficace, d’autres sur le fait qu’il faut avoir confiance dans le temps qui passe, ou encore s’en remettre aux soins psychologiques, à l’art ou à l’écriture comme exutoires. Car un retour réussi passe selon eux par la thérapie et l’écoute. Écouter ceux qui reviennent est effectivement primordial, car pour paraphraser Newton, les hommes construisent trop de murs pas assez de ponts. Or, les humanitaires sont ces ponts entre ici et là-bas. Ils peuvent nous donner à comprendre des réalités complexes du monde seulement si nous les écoutons. Et les lisons.

Partir, revenir, mourir un peu
Sami Alhaw (traduit par Simon Trépanier), Violaine Des Rosiers, Martin Forgues, Eric Jean, Reine Lebel, Michel Lefebvre, Patrick Robitaille, Ghazal Sotoudeh et Jean-Pierre Taschereau. Sous la direction de François Audet, préface du Dr Nicolas Bergeron, président de Médecins du Monde Canada. Éditions Les malins, Montréal, 2019, 259 pages. 

Dans la catégorie Numéro 42 (Juin-Août 2019)

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